VI
Sperver était indigné.
« Voilà ce qu’on appelle le bonheur des grands ! s’écria-t-il en sortant de la chambre du comte. Soyez donc seigneur du Nideck, ayez des châteaux, des forêts, des étangs, les plus beaux domaines du Schwartz-Wald, pour qu’une jeune fille vienne vous dire de sa petite voix douce : « Tu veux ? Eh bien ! moi, je ne veux pas ! Tu me pries ? Et moi je réponds : C’est impossible ! » Oh ! Dieu !... quelle misère !... Ne vaudrait-il pas cent fois mieux être venu au monde fils d’un bûcheron, et vivre tranquillement de son travail ? Tiens, Fritz, allons-nous-en... Cela me suffoque... j’ai besoin de respirer le grand air ! »
Et le brave homme, me prenant par le bras, m’entraîna dans le corridor.
Il était alors environ neuf heures. Le temps, si beau le matin, au lever du soleil, s’était couvert de nuages ; la bise fouettait la neige contre les vitres, et je distinguais à peine la cime des montagnes environnantes.
Nous allions descendre l’escalier qui mène à la cour d’honneur, lorsqu’au détour du corridor nous nous trouvâmes nez à nez avec Tobie Offenloch.
Le digne majordome était tout essoufflé.
« Hé ! fit-il en nous barrant le chemin avec sa canne, où diable courez-vous si vite ?... et le déjeuner !
– Le déjeuner !... quel déjeuner ? demanda Sperver.
– Comment, quel déjeuner ? ne sommes-nous pas convenus de déjeuner ensemble ce matin avec le docteur Fritz ?
– Tiens ! c’est juste, je n’y pensais plus. »
Offenloch partit d’un éclat de rire qui fendit sa grande bouche jusqu’aux oreilles.
« Ha ! ha ! ha ! s’écria-t-il, la bonne farce ! et moi qui craignais d’arriver le dernier ! Allons, allons, dépêchez-vous ! Kasper est en haut, qui vous attend. Je lui ai dit de mettre le couvert dans votre chambre ; nous serons plus à l’aise. Au revoir, monsieur le docteur. »
Il me tendit la main.
« Vous ne montez pas avec nous ? dit Sperver.
– Non, je vais prévenir madame la comtesse que le baron de Zimmer-Blouderic sollicite l’honneur de lui présenter ses hommages avant de quitter le château.
– Le baron de Zimmer ?
– Oui, cet étranger qui nous est arrivé hier au milieu de la nuit.
– Ah ! bon, dépêchez-vous.
– Soyez tranquille... le temps de déboucher les bouteilles, et je suis de retour. »
Il s’éloigna clopin-clopant.
Le mot « déjeuner » avait changé complètement la direction des idées de Sperver.
« Parbleu ! dit-il en me faisant rebrousser chemin, le moyen le plus simple de chasser les idées noires est encore de boire un bon coup. Je suis content qu’on ait servi dans ma chambre ; sous les voûtes immenses de la salle d’armes, autour d’une petite table, on a l’air de souris qui grignotent une noisette dans le coin d’une église. Tiens, Fritz, nous y sommes ; écoute un peu comme le vent siffle dans les meurtrières. Avant une demi-heure, nous aurons un ouragan terrible. »
Il poussa la porte, et le petit Kasper, qui tambourinait contre les vitres, parut tout heureux de nous voir. Ce petit homme avait les cheveux blond filasse, la taille grêle et le nez retroussé. Sperver en avait fait son factotum ; c’est lui qui démontait et nettoyait ses armes, qui raccommodait les brides et les sangles de ses chevaux, qui donnait la pâtée aux chiens pendant son absence, et qui surveillait à la cuisine la confection de ses mets favoris. Dans les grandes circonstances il dirigeait aussi le service du piqueur, absolument comme Tobie veillait à celui du comte. Il avait la serviette sur le bras, et débouchait avec gravité les longs flacons de vin du Rhin.
« Kasper, dit Sperver en entrant, je suis content de toi. Hier, tout était bon : le chevreuil, les gelinottes et le brochet. Je suis juste ; quand on fait son devoir, j’aime à le dire tout haut. Aujourd’hui, c’est la même chose : cette hure de sanglier au vin blanc a tout à fait bonne mine, et cette soupe aux écrevisses répand une odeur délicieuse. N’est-ce pas, Fritz ?
– Certainement.
– Eh bien ! poursuivit Sperver, puisqu’il en est ainsi, tu rempliras nos verres. Je veux t’élever de plus en plus, car tu le mérites ! »
Kasper baissait les yeux d’un air modeste ; il rougissait, et paraissait savourer les compliments de son maître.
Nous prîmes place, et j’admirai comment le vieux braconnier, qui jadis se trouvait heureux de préparer lui-même sa soupe aux pommes de terre, dans sa chaumière, se faisait traiter alors en grand seigneur. Il fût né comte de Nideck, qu’il n’eût pu se donner une attitude plus noble et plus digne à table. Un seul de ses regards suffisait pour avertir Kasper d’avancer tel plat ou de déboucher telle bouteille.
Nous allions attaquer la hure de sanglier, lorsque maître Tobie parut ; mais il n’était pas seul, et nous fûmes tout étonnés de voir le baron de Zimmer-Blouderic et son écuyer debout derrière lui.
Nous nous levâmes. Le jeune baron vint à notre rencontre le front découvert : c’était une belle tête, pâle et fière, encadrée de longs cheveux noirs. Il s’arrêta devant Sperver.
« Monsieur, dit-il de cet accent pur de la Saxe, que nul autre dialecte ne saurait imiter, je viens faire appel à votre connaissance du pays. Madame la comtesse de Nideck m’assure que nul mieux que vous ne saurait me renseigner sur la montagne.
– Je le crois, Monseigneur, répondit Sperver en s’inclinant, et je suis à vos ordres.
– Des circonstances impérieuses m’obligent à partir au milieu de la tourmente, reprit le baron en indiquant les vitres floconneuses. Je voudrais atteindre le Wald-Horn, à six lieues d’ici.
– Ce sera difficile, Monseigneur, toutes les routes sont encombrées de neige.
– Je le sais... mais il le faut !
– Un guide vous serait indispensable : moi, si vous le voulez, ou bien Sébalt Kraft, le grand veneur du Nideck ; il connaît à fond la montagne.
– Je vous remercie de vos offres, monsieur, et je vous en suis reconnaissant ; mais je ne puis les accepter. Des renseignements me suffisent. »
Sperver s’inclina, puis s’approchant d’une fenêtre, il l’ouvrit tout au large. Un coup de vent impétueux chassa la neige jusque dans le corridor, et referma la porte avec fracas.
Je restais toujours à ma place, debout, la main au dos de mon fauteuil ; le petit Kasper s’était effacé dans un coin. Le baron et son écuyer s’approchèrent de la fenêtre.
« Messieurs, s’écria Sperver, la voix haute, pour dominer les sifflements du vent, et le bras étendu, voici la carte du pays. Si le temps était clair, je vous inviterais à monter dans la tour des signaux, nous découvririons le Schwartz-Wald à perte de vue... mais à quoi bon ? Vous apercevez d’ici la pointe de l’Altenberg, et plus loin, derrière cette cime blanche, le Wald-Horn où l’ouragan se démène ! Eh bien ! il faut marcher directement sur le Wald-Horn. Là, si la neige vous le permet, du sommet de ce roc en forme de mitre, qu’on appelle la Roche-Fendue, vous apercevrez trois crêtes : la Behrenkopf, le Geierstein et le Trielfels. C’est sur ce dernier point, le plus à droite, qu’il faudra vous diriger. Un torrent coupe la vallée de Rhéethal, mais il doit être couvert de glace. Dans tous les cas, s’il vous est impossible d’aller plus loin, vous trouverez à gauche, en remontant la rive, une caverne à mi-côte : la Roche-Creuse. Vous y passerez la nuit, et demain, selon toute probabilité, quand le vent tombera, vous serez en vue du Wald-Horn.
– Je vous remercie, monsieur.
– Si vous aviez la chance de rencontrer quelque charbonnier, reprit Sperver, il pourrait vous enseigner le gué du torrent ; mais je doute fort qu’il s’en trouve dans la haute montagne par un temps pareil. D’ici, ce serait trop difficile. Seulement ayez soin de contourner la base du Behrenkopf, car, de l’autre côté, la descente n’est pas possible : ce sont des rochers à pic. »
Pendant ces observations j’observais Sperver, dont la voix claire et brève accentuait chaque circonstance avec précision, et le jeune baron, qui l’écoutait avec une attention singulière. Aucun obstacle ne paraissait l’effrayer. Le vieil écuyer ne semblait pas moins résolu.
Au moment de quitter la fenêtre, il y eut une lueur, une éclaircie dans l’espace, un de ces mouvements rapides où l’ouragan saisit des masses de neige et les retourne comme une draperie flottante. L’œil alla plus loin : on aperçut les trois pics derrière l’Altenberg. Les détails que Sperver venait de donner se dessinèrent, puis l’air se troubla de nouveau.
« C’est bien, dit le baron, j’ai vu le but, et, grâce à vos explications, j’espère l’atteindre. »
Sperver s’inclina sans répondre. Le jeune homme et son écuyer, nous ayant salués, sortirent lentement.
Gédéon referma la fenêtre, et s’adressant à maître Tobie et à moi :
« II faut être possédé du diable, dit-il en souriant, pour sortir par un temps pareil. Je me ferais conscience de mettre un loup à la porte. Du reste, ça les regarde. La figure du jeune homme me revient tout à fait ; celle du vieux aussi. Ah ça ! buvons ! Maître Tobie, à votre santé ! »
Je m’étais approché de la fenêtre, et comme le baron de Zimmer et son écuyer montaient à cheval, au milieu de la cour d’honneur, malgré la neige répandue dans l’air, je vis à gauche, dans une tourelle à hautes fenêtres, un rideau s’entrouvrir, et mademoiselle Odile, toute pâle, glisser un long regard vers le jeune homme.
« Hé ! Fritz, que fais-tu donc là ? s’écria Sperver.
– Rien, je regarde les chevaux de ces étrangers.
– Ah ! oui, des valaques ; je les ai vus ce matin à l’écurie : de belles bêtes ! »
Les cavaliers partirent à fond de train. Le rideau se referma.
VII
Plusieurs jours se passèrent sans rien amener de nouveau. Mon existence au Nideck était fort monotone ; c’était toujours le matin l’air mélancolique de la trompe de Sébalt, puis une visite au comte, puis le déjeuner, puis les réflexions à perte de vue de Sperver sur la Peste-Noire, les bavardages sans fin de Marie Lagoutte, de maître Tobie et de toute cette nichée de domestiques, n’ayant d’autres distractions que boire, jouer, fumer, dormir. Knapwurst seul avait une existence supportable ; il s’enfonçait dans ses chroniques jusque par-dessus les oreilles, et le nez rouge, grelottant de froid au fond de la bibliothèque, il ne se lassait pas de curieuses recherches.
On peut se figurer mon ennui. Sperver m’avait fait voir dix fois les écuries et le chenil ; les chiens commençaient à se familiariser avec moi. Je savais par cœur toutes les grosses plaisanteries du majordome après boire, et les répliques de Marie Lagoutte. La mélancolie de Sébalt me gagnait de jour en jour ; j’aurais volontiers soufflé dans son cor pour me plaindre aux montagnes, et je tournais sans cesse les yeux vers Fribourg.
Cependant la maladie du seigneur Yéri-Hans poursuivait son cours. C’était ma seule occupation sérieuse. Tout ce que m’avait dit Sperver se vérifiait : parfois le comte, réveillé en sursaut, se levait à demi, et, le cou tendu, les yeux hagards, il murmurait à voix basse :
« Elle vient ! elle vient ! »
Alors Gédéon secouait la tête, il montait sur la tour des signaux ; mais il avait beau regarder à droite et à gauche, la Peste-Noire restait invisible.
À force de réfléchir à cette étrange maladie, j’avais fini par me persuader que le seigneur de Nideck était fou ; l’influence bizarre que la vieille exerçait sur son esprit, ses alternatives d’égarement et de lucidité, tout me confirmait dans cette opinion.
Les médecins qui se sont occupés de l’aliénation mentale savent que les folies périodiques ne sont pas rares ; que les unes se manifestent plusieurs fois dans l’année : au printemps, en automne, en hiver, et que les autres ne se montrent qu’une seule fois. Je connais à Fribourg une vieille dame qui pressent elle-même, depuis trente ans, le retour de son délire : elle se présente à la maison de santé. On l’enferme. Là, cette malheureuse voit chaque nuit se reproduire les scènes effrayantes dont elle a été témoin pendant sa jeunesse : elle tremble sous la main du bourreau, elle est arrosée du sang des victimes, elle gémit à faire pleurer les pierres. Au bout de quelques semaines, les accès deviennent moins fréquents. On lui rend enfin sa liberté, sûr de la voir revenir l’année suivante.
« Le comte de Nideck se trouve dans une situation analogue, me disais-je, des liens inconnus de tous l’unissent évidemment à la Peste-Noire. Qui sait ? – Cette femme a été jeune... elle a dû être belle. »
Et mon imagination, une fois lancée dans cette voie, construisait tout un roman. Seulement, j’avais soin de n’en rien dire à personne, Sperver ne m’aurait jamais pardonné de croire son maître capable d’avoir eu des relations avec la vieille : et quant à mademoiselle Odile, le seul mot de folie aurait suffi pour lui porter un coup terrible.
La pauvre jeune fille était bien malheureuse. Son refus de se marier avait tellement irrité le comte qu’il supportait difficilement sa présence ; il lui reprochait sa désobéissance avec amertume et s’étendait sur l’ingratitude des enfants. Parfois même des crises violentes suivaient les visites d’Odile. Les choses en vinrent au point que je me crus forcé d’intervenir. J’attendis un soir la comtesse dans l’antichambre, et je la suppliai de renoncer à soigner le comte ; mais ici se présenta, contre mon attente, une résistance inexplicable. Malgré toutes mes observations, elle voulut continuer à veiller son père comme elle l’avait fait jusqu’à ce jour.
« C’est mon devoir, dit-elle d’une voix ferme, et rien au monde ne saurait m’en dispenser.
– Madame, lui répondis-je en me plaçant devant la porte du malade, l’état de médecin impose aussi des devoirs, et, si cruels qu’ils puissent être, un honnête homme doit les remplir : votre présence tue le comte. »
Je me souviendrai toute ma vie de l’altération subite des traits d’Odile.
À ces paroles, tout son sang parut refluer vers le cœur ; elle devint blanche comme un marbre, et ses grands yeux bleus, fixés sur les miens, semblèrent vouloir lire au fond de mon âme.
« Est-ce possible ?... balbutia-t-elle. Vous m’en répondez sur l’honneur... n’est-ce pas, monsieur ?...
– Oui, madame, sur l’honneur ! »
Il y eut un long silence. Puis d’une voix étouffée :
« C’est bien, dit-elle, que la volonté de Dieu s’accomplisse !... »
Et, courbant la tête, elle se retira.
Le lendemain de cette scène, vers huit heures du matin, je me promenais dans la tour de Hugues, en songeant à la maladie du comte, dont je ne prévoyais pas l’issue, et à ma clientèle de Fribourg, que je risquais de perdre par une trop longue absence, lorsque trois coups discrets, frappés contre la porte, vinrent m’arracher à ces tristes réflexions.
« Entrez ! »
La porte s’ouvrit, et Marie Lagoutte parut sur le seuil, en me faisant une profonde révérence.
L’arrivée de la bonne femme me contrariait beaucoup ; j’allais la prier de me laisser seul, mais l’expression méditative de sa physionomie me surprit. Elle avait jeté sur ses épaules un grand châle rouge et vert, elle baissait la tête en se pinçant les lèvres ; et ce qui m’étonna le plus, c’est qu’après être entrée, elle ouvrit de nouveau la porte, pour s’assurer que personne ne l’avait suivie.
« Que me veut-elle ? pensai-je en moi-même. Que signifient ces précautions ? »
J’étais intrigué.
« Monsieur le docteur, dit enfin la bonne femme en s’avançant vers moi, je vous demande pardon de vous déranger de si grand matin, mais j’ai quelque chose de sérieux à vous apprendre.
– Parlez, madame, de quoi s’agit-il ?
– Il s’agit du comte.
– Ah !
– Oui, Monsieur, vous savez sans doute que c’est moi qui l’ai veillé la nuit dernière.
– En effet. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir. »
Elle s’assit en face de moi, dans un grand fauteuil de cuir, et je remarquai avec étonnement le caractère énergique de cette tête, qui m’avait paru grotesque le soir de mon arrivée au château.
« Monsieur le docteur, reprit-elle après un instant de silence, en fixant sur moi ses grands yeux noirs, il faut d’abord vous dire que je ne suis pas une femme craintive ; j’ai vu tant de choses dans ma vie, et de si terribles, qu’il n’y a plus rien qui m’étonne : quand on a passé par Marengo, Austerlitz et Moscou, pour arriver au Nideck, on a laissé la peur en route.
– Je vous crois, madame.
– Ce n’est pas pour me vanter que je vous dis ça ; c’est pour bien vous faire comprendre que je ne suis pas une lunatique et qu’on peut se fier à moi quand je dis : « J’ai vu telle chose. »
« Que diable va-t-elle m’apprendre ? » me demandai-je.
– Eh bien ! donc, reprit la bonne femme, hier soir, entre neuf et dix heures, comme j’allais me coucher, Offenloch entre et me dit : « Marie, il faut veiller le comte. » D’abord cela m’étonne. « Comment ! veiller le comte ? est-ce que Mademoiselle ne veille pas son père elle-même ? – Non, Mademoiselle est malade, il faut que tu la remplaces. – Malade !... pauvre chère enfant ! j’étais sûre que ça finirait ainsi. » Je le lui ai dit cent fois, monsieur, mais que voulez-vous ? quand on est jeune, on ne doute de rien, et puis c’est son père ! Enfin je prends mon tricot, je dis bonsoir à Tobie, et je me rends dans la chambre de Monseigneur. Sperver, qui m’attendait, va se coucher. Bon ! me voilà seule. »
Ici la bonne femme fit une pause, elle aspira lentement une prise et parut se recueillir. J’étais devenu fort attentif.
« Il était environ dix heures et demie, reprit-elle, je travaillais près du lit, et je levais de temps en temps le rideau pour voir ce que faisait le comte : il ne bougeait pas ; il avait le sommeil doux comme celui d’un enfant. Tout alla bien jusqu’à onze heures. Alors je me sentis fatiguée. Quand on est vieille, monsieur le docteur, on a beau faire, on tombe malgré soi, et d’ailleurs, je ne me défiais de rien ; je me disais : « Il va dormir d’un trait jusqu’au jour. » Vers minuit, le vent cesse, les grandes vitres qui grelottaient se taisent. Je me lève pour voir un peu ce qui se passe dehors. La nuit était noire comme une bouteille d’encre ; finalement, je reviens me remettre dans mon fauteuil ; je regarde encore une fois le malade, je vois qu’il n’a pas changé de position, et je reprends mon tricot ; mais au bout de quelques instants, je m’endors... je m’endors... là... ce qui s’appelle... bien ! Mon fauteuil était tendre comme un duvet, la chambre était chaude... Que voulez-vous ?... Je dormais depuis environ une heure, quand un coup d’air me réveille en sursaut. J’ouvre les yeux, et qu’est-ce que je vois ? La grande fenêtre du milieu ouverte, les rideaux tirés, et le comte en chemise, debout sur cette fenêtre !
– Le comte ?
– Oui.
– C’est impossible... il peut à peine remuer.
– Je ne dis pas non ! mais je l’ai vu comme je vous vois : il tenait une torche à la main ; la nuit était sombre et l’air si tranquille, que la flamme de la torche se tenait toute droite. »
Je regardai Marie-Anne d’un air stupéfait.
« D’abord, reprit-elle après un instant de silence, de voir cet homme, les jambes nues, dans une pareille position, ça me produit un effet... un effet... je veux crier... mais aussitôt je me dis : « Peut-être qu’il est somnambule ! si tu cries... il s’éveille... il tombe... il est perdu !... » Bon ! je me tais et je regarde, avec des yeux !... vous pensez bien !... Voilà qu’il lève sa torche lentement, puis il l’abaisse... il la relève et l’abaisse, enfin trois fois, comme un homme qui fait un signal ; ensuite il la jette dans les remparts, ferme la fenêtre, tire les rideaux, passe devant moi sans me voir, et se couche en marmottant Dieu sait quoi !
– Êtes-vous bien sûre d’avoir vu cela, madame ?
– Si j’en suis sûre !...
– C’est étrange !
– Oui, je le sais bien ; mais que voulez-vous ? c’est comme ça ! Ah ! dame ! dans le premier moment ça m’a remuée... puis, quand je l’ai revu couché dans son lit, les mains sur la poitrine comme si de rien n’était, alors je me suis dit : « Marie-Anne, tu viens de faire un mauvais rêve, ça n’est pas possible autrement », et je me suis approchée de la fenêtre ; mais la torche brûlait encore, elle était tombée dans une broussaille, un peu à gauche de la troisième poterne, on la voyait briller comme une étincelle : il n’y avait pas moyen de dire non. »
Marie Lagoutte me regarda quelques secondes en silence :
« Vous pensez bien, Monsieur, qu’à partir de ce moment-là je n’ai plus eu sommeil de toute la nuit. J’étais comme qui dirait sur le qui-vive. À chaque instant, je croyais entendre quelque chose derrière mon fauteuil. Ce n’est pas la peur, mais que voulez-vous ? j’étais inquiète, ça me tracassait ! Ce matin au petit jour, j’ai couru éveiller Offenloch et je l’ai envoyé près du comte. En passant dans le corridor, j’ai vu que la première torche à droite manquait dans son anneau, je suis descendue, et je l’ai trouvée près du petit sentier du Schwartz-Wald ; tenez, la voilà. »
Et la bonne femme sortit de dessous son tablier un bout de torche qu’elle déposa sur la table.
J’étais terrassé.
Comment cet homme, que j’avais vu la veille si faible, si épuisé, avait-il pu se lever, marcher, ouvrir et refermer une lourde fenêtre ? Que signifiait ce signal au milieu de la nuit ? Les yeux tout grands ouverts, il me semblait assister à cette scène étrange, mystérieuse, et ma pensée se reportait involontairement vers la Peste-Noire. Je m’éveillai enfin de cette contemplation intérieure, et je vis Marie Lagoutte qui s’était levée et se disposait à sortir.
« Madame, lui dis-je en la reconduisant, vous avez très bien fait de me prévenir et je vous en remercie. Vous n’avez rien dit à personne de cette aventure ?
– À personne, Monsieur ; ces choses-là ne se disent qu’au prêtre et au médecin.
– Allons, je vois que vous êtes une brave personne. »
Ces paroles s’échangeaient sur le seuil de la tour. En ce moment Sperver parut au fond de la galerie, suivi de son ami Sébalt.
« Eh ! Fritz ! cria-t-il en traversant la courtine, tu vas en apprendre de belles !
– Allons... bon ! me dis-je, encore du nouveau... Décidément le diable se mêle de nos affaires ! »
Marie Lagoutte avait disparu. Le piqueur et son camarade entrèrent dans la tour.
VIII
La figure de Sperver exprimait une irritation contenue, celle de Sébalt une ironie amère.
Ce digne veneur, qui m’avait frappé le soir de mon arrivée au Nideck par son attitude mélancolique, était maigre et sec comme un vieux brocart ; il portait la veste de chasse, serrée sur les hanches par le ceinturon, – d’où pendait le couteau à manche de corne, – de hautes guêtres de cuir montant au-dessus des genoux, la trompe en bandoulière de droite à gauche, la conque sous le bras. Il était coiffé d’un feutre à larges bords, la plume de héron dans la ganse ; et son profil, terminé par une petite barbe rousse, rappelait celui du chevreuil.
« Oui, reprit Sperver, tu vas apprendre de belles choses ! »
Il se jeta sur une chaise, en se prenant la tête entre les mains, d’un air désespéré, tandis que Sébalt passait tranquillement sa trompe par-dessus sa tête, et la déposait sur la table.
« Eh bien, Sébalt ! s’écria Gédéon, parle donc ! »
Puis, me regardant, il ajouta :
« La sorcière rôde autour du château. »
Cette nouvelle m’eût été parfaitement indifférente avant les confidences de Marie Lagoutte, mais alors elle me frappa. Il y avait des rapports quelconques entre le seigneur du Nideck et la vieille ; ces rapports, j’en ignorais la nature ; il me fallait, à tout prix, les connaître.
« Un instant, messieurs, un instant, dis-je à Sperver et à son ami le veneur ; avant tout, je voudrais savoir d’où vient la Peste-Noire. »
Sperver me regarda tout ébahi.
« Eh ! fit-il, Dieu le sait !
– Bon ! À quelle époque précise arrive-t-elle en vue du Nideck ?
– Je te l’ai dit : huit jours avant Noël, tous les ans.
– Et elle y reste ?
– De quinze jours à trois semaines.
– Avant on ne la voit pas ? même de passage, ni après ?
– Non.
– Alors il faut s’en saisir absolument, m’écriai-je, cela n’est pas naturel ! Il faut savoir ce qu’elle veut, ce qu’elle est, d’où elle vient.
– S’en saisir ! fit le veneur avec un sourire bizarre, s’en saisir ! »
Et il secoua la tête d’un air mélancolique.
« Mon pauvre Fritz, dit Sperver, sans doute ton conseil est bon, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Si l’on osait lui envoyer une balle, à la bonne heure, on pourrait s’en approcher assez près de temps à autre, mais le comte s’y oppose ; et, quant à la prendre autrement... va donc attraper un chevreuil par la queue ! Écoute Sébalt, et tu verras ! »
Le veneur, assis au bord de la table, ses longues jambes croisées, me regarda et dit :
« Ce matin, en descendant de l’Altenberg, je suivais le chemin creux du Nideck. La neige était à pic sur les bords. J’allais, ne songeant à rien, quand une trace attire mes yeux : elle était profonde, et prenait le chemin par le travers ; il avait fallu descendre le talus, puis remonter à gauche. Ce n’était ni la brosse du lièvre qui n’enfonce pas, ni la fourchette du sanglier, ni le trèfle du loup : c’était un creux profond, un véritable trou. – Je m’arrête... je déblaye pour voir le fond de la piste, et j’arrive sur la trace de la Peste-Noire !
– En êtes-vous bien sûr ?
– Comment, si j’en suis sûr ? je connais le pied de la vieille mieux que sa figure, car moi, monsieur, j’ai toujours l’œil à terre, je reconnais les gens à leur trace... Et puis un enfant lui-même ne s’y tromperait pas.
– Qu’a donc ce pied qui le distingue si particulièrement ?
– Il est petit à tenir dans la main, bien fait, le talon un peu long, le contour net, l’orteil très rapproché des autres doigts, qui sont pressés comme dans un brodequin. C’est ce qu’on peut appeler un pied admirable ! Moi, monsieur, il y a vingt ans, je serais tombé amoureux de ce pied-là. Chaque fois que je le rencontre, ça me produit une impression !... Dieu du ciel, est-il possible qu’un si joli pied soit celui de la Peste-Noire ! »
Et le brave garçon, joignant les mains, se prit à regarder les dalles d’un air mélancolique.
« Eh bien ! ensuite, Sébalt ? dit Sperver avec impatience.
– Ah ! c’est juste. Je reconnais donc cette trace, et je me mets aussitôt en route pour la suivre. J’avais l’espoir d’attraper la vieille au gîte, mais vous allez voir le chemin qu’elle m’a fait faire. Je grimpe sur le talus du sentier, à deux portées de carabine du Nideck ; je descends la côte, gardant toujours la piste à droite : elle longeait la lisière du Rhéethal. Tout à coup, elle saute le fossé du bois. Bon, je la tiens toujours ; mais voilà qu’en regardant par hasard un peu à gauche, j’aperçois une autre trace, qui avait suivi celle de la Peste-Noire. Je m’arrête... Serait-ce Sperver ? ou bien Kasper Trumpf ?... ou bien un autre ? Je m’approche, et figurez-vous mon étonnement : ça n’était personne du pays ! Je connais tous les pieds du Schwartz-Wald, de Fribourg au Nideck. Ce pied-là ne ressemblait pas aux nôtres. Il devait venir de loin. La botte, – car c’était une sorte de botte souple et fine, avec des éperons qui laissaient une petite raie derrière, – la botte, au lieu d’être ronde par le bout, était carrée ; la semelle, mince et sans clous, pliait à chaque pas. La marche, rapide et courte, ne pouvait être que celle d’un homme de vingt à vingt-cinq ans. Je remarquai les coutures de la tige d’un coup d’œil ; je n’en ai jamais vu d’aussi bien faites.
– Qui cela peut-il être ? »
Sébalt haussa les épaules, écarta les mains et se tut.
« Qui peut avoir intérêt à suivre la vieille ? demandai-je en m’adressant à Sperver.
– Eh ! fit-il d’un air désespéré, le diable seul pourrait le dire. »
Nous restâmes quelques instants méditatifs.
« Je reprends la piste, poursuivit enfin Sebalt ; elle remonte de l’autre côté, dans l’escarpement des sapins, puis elle fait un crochet autour de la Roche-Fendue. Je me disais en moi-même : « Oh ! vieille peste, s’il y avait beaucoup de gibier de ton espèce, le métier de chasseur ne serait pas tenable : il vaudrait mieux travailler comme un nègre ! » Nous arrivons, les deux pistes et moi, tout au bout du Schnéeberg. Dans cet endroit, le vent avait soufflé, la neige me montait jusqu’aux cuisses : c’est égal, il faut que je passe ! J’arrive sur les bords du torrent de la Steinbach. Plus de traces de la Peste ! Je m’arrête, et je vois qu’après avoir piétiné à droite et à gauche, les bottes du monsieur ont fini par s’en aller dans la direction de Tiefenbach : mauvais signe. Je regarde de l’autre côté du torrent : rien ! La vieille coquine avait remonté ou descendu la rivière, en marchant dans l’eau pour ne pas laisser de piste. Où aller ? À droite, ou à gauche ? Ma foi ! dans l’incertitude, je suis revenu au Nideck.
– Tu as oublié de parler de son déjeuner, dit Sperver.
– Ah ! c’est vrai, monsieur. Au pied de la Roche-Fendue, je vis qu’elle avait allumé du feu... la place était toute noire. Je posai la main dessus, pensant qu’elle serait encore chaude, ce qui m’aurait prouvé que la Peste n’avait pas fait beaucoup de chemin, mais elle était froide comme glace. Je remarquai tout près de là un collet tendu dans les broussailles...
– Un collet ?...
– Oui, il paraît que la vieille sait tendre des pièges. Un lièvre s’y était pris ; sa place restait encore empreinte dans la neige, étendue tout au long. La sorcière avait allumé du feu pour le faire cuire : elle s’était régalée !
– Et dire, s’écria Sperver furieux en frappant du poing sur la table, dire que cette vieille scélérate mange de la viande, tandis que, dans notre village, tant d’honnêtes gens se nourrissent de pommes de terre ! Voilà ce qui me révolte, Fritz... Ah ! si je la tenais !... »
Mais il n’eut pas le temps d’exprimer sa pensée ; il pâlit, et tous trois, nous restâmes immobiles, nous regardant l’un l’autre, bouche béante.
Un cri, – ce cri lugubre du loup par les froides journées d’hiver... ce cri qu’il faut avoir entendu pour comprendre tout ce que la plainte des fauves a de navrant et de sinistre, – ce cri retentissait près de nous ! Il montait la spirale de notre escalier, comme si la bête eût été sur le seuil de la tour !
On a souvent parlé du rugissement du lion grondant le soir dans l’immensité du désert ; mais si l’Afrique, brûlante, calcinée, rocailleuse, a sa grande voix tremblotante comme le roulement lointain de la foudre, les vastes plaines neigeuses du Nord ont aussi leur voix étrange, conforme à ce morne tableau de l’hiver, où tout sommeille, où pas une feuille ne murmure ; et cette voix, c’est le hurlement du loup !
À peine ce cri lugubre s’était-il fait entendre, qu’une autre voix formidable, celle de soixante chiens, y répondait dans les remparts du Nideck. Toute la meute se déchaînait à la fois : les aboiements lourds des limiers, les glapissements rapides des spitz, les jappements criards des épagneuls, la voix mélancolique des bassets qui pleurent, tout se confondait avec le cliquetis des chaînes, les secousses des chenils ébranlés par la rage ; et, par-dessus tout cela, le hurlement continu, monotone, du loup, dominait toujours : c’était le chant de ce concert infernal !
Sperver bondit de sa place, courut sur la plate-forme, et plongeant son regard au pied de la tour :
« Est-ce qu’un loup serait tombé dans les fossés ? » dit-il.
Mais le hurlement partait de l’intérieur. Alors, se tournant de notre côté :
« Fritz !... Sébalt !... s’écria-t-il, arrivez !... »
Nous descendîmes les marches quatre à quatre et nous entrâmes dans la salle d’armes. Là, nous n’entendions plus que le loup pleurant sous les voûtes sonores ; les cris lointains de la meute devenaient haletants, les chiens s’enrouaient de rage, leurs chaînes s’entrelaçaient, ils s’étranglaient peut-être.
Sperver tira son couteau de chasse, Sébalt en fit autant ; ils me précédèrent dans la galerie.
Les hurlements nous guidaient vers la chambre du malade. Sperver, alors, ne disait plus rien... il pressait le pas. Sébalt allongeait ses longues jambes. Je sentais un frisson me parcourir le corps ; un pressentiment nous annonçait quelque chose d’abominable.
En courant vers les appartements du comte, nous vîmes toute la maison sur pied : les gardes-chasse, les veneurs, les marmitons, allaient au hasard, se demandant :
« Qu’est-ce qu’il y a ? D’où viennent ces cris ? »
Nous pénétrâmes, sans nous arrêter, dans le couloir qui précède la chambre du seigneur de Nideck, et nous rencontrâmes dans le vestibule la digne Marie Lagoutte, qui seule avait eu le courage d’y entrer avant nous. Elle tenait dans ses bras la jeune comtesse évanouie, la tête renversée, la chevelure pendante, et l’emportait rapidement.
Nous passâmes près d’elle si vite, que c’est à peine si nous entrevîmes cette scène pathétique. Depuis elle m’est revenue en mémoire, et la tête pâle d’Odile retombant sur l’épaule de la bonne femme m’apparaît comme l’image touchante de l’agneau qui tend la gorge au couteau sans se plaindre, tué d’avance par l’effroi.
Enfin nous étions devant la chambre du comte.
Le hurlement se faisait entendre derrière la porte.
Nous nous regardâmes en silence, sans chercher à nous expliquer la présence d’un tel hôte ; nous n’en avions pas le temps, les idées s’entrechoquaient dans notre esprit.
Sperver poussa brusquement la porte, et, le couteau de chasse à la main, il voulut s’élancer dans la chambre ; mais il s’arrêta sur le seuil, immobile, comme pétrifié.
Je n’ai jamais vu pareille stupeur se peindre sur la face d’un homme : ses yeux semblaient jaillir de sa tête, et son grand nez maigre se recourbait en griffe sur sa bouche béante.
Je regardai par-dessus son épaule, et ce que je vis me glaça d’horreur.
Le comte de Nideck, accroupi sur son lit, les deux bras en avant, la tête basse, inclinée sous les tentures rouges, les yeux étincelants, poussait des hurlements lugubres !
Le loup... c’était lui !...
Ce front, ce visage allongé en pointe, cette barbe roussâtre, hérissée sur les joues, cette longue échine maigre, ces jambes nerveuses, la face, le cri, l’attitude, tout, tout révélait la bête fauve cachée sous le masque humain !
Parfois il se taisait une seconde pour écouter, et faisait vaciller les hautes tentures comme un feuillage, en hochant la tête ; puis il reprenait son chant mélancolique.
Sperver, Sébalt et moi, nous étions cloués à terre, nous retenions notre haleine, saisis d’épouvante.
Tout à coup le comte se tut. Comme le fauve qui flaire le vent, il leva la tête et prêta l’oreille.
Là-bas !... là-bas !... sous les hautes forêts de sapins chargées de neige, un cri se faisait entendre ; d’abord faible, il semblait augmenter en se prolongeant, et bientôt nous l’entendîmes dominer le tumulte de la meute : la louve répondait au loup !
Alors Sperver, se tournant vers moi, la face pâle et le bras étendu vers la montagne, me dit à voix basse :
« Écoute la vieille ! »
Et le comte, immobile, la tête haute, le cou allongé, la bouche ouverte, la prunelle ardente, semblait comprendre ce que lui disait cette voix lointaine perdue au milieu des gorges désertes du Schwartz-Wald, et je ne sais quelle joie épouvantable rayonnait sur toute sa figure.
En ce moment, Sperver, d’une voix pleine de larmes, s’écria :
« Comte de Nideck, que faites-vous ?
Le comte tomba comme foudroyé. Nous nous précipitâmes dans la chambre pour le secourir.
La troisième attaque commençait : elle fut terrible !